Dans son plan santé, le ministre Dubé annonce d’importants changements jugés nécessaires et urgents pour améliorer la performance du réseau de la santé et des services sociaux. L’heure n’est plus au bilan, mais à l’action! Il compte faire plus de place au privé, ce qu’il qualifie lui-même de véritable « révolution ».

Le choix des mots n’est pas anodin. Selon le dictionnaire Larousse, une « révolution » est un « changement brusque, d’ordre économique, moral, culturel, qui se produit dans une société ».

Bien sûr, la pandémie qui nous a tous ébranlés a révélé au grand jour les vulnérabilités de notre système de santé. Bien entendu, de nombreuses personnes attendent toujours les services et les soins requis par leur état de santé.

« Assurément, il faut changer certaines façons de faire. De là à ouvrir toute grande la porte au privé sous prétexte d’une plus grande efficacité non démontrée, il n’en est pas question! », prévient Luc Beauregard, secrétaire-trésorier de la CSQ. 

Les volontés du ministre Christian Dubé

La crise sanitaire est utilisée pour justifier un changement de paradigme qui pourrait anéantir les avancées de plus de 50 ans de luttes sociales. Cela ressemble étrangement à La Stratégie du choc de Naomie Klein : le gouvernement semble profiter de l’état de choc psychologique collectif postpandémie pour imposer sa vision des choses, pour réformer encore une fois le système de santé, sans débat public réel.

Le ministre veut faire « une place intelligente au privé en santé ». Il compte, notamment, recourir davantage aux services des cliniques médicales privées pour améliorer l’accès aux soins chirurgicaux, mieux encadrer le recours aux agences privées de placement plutôt que d’y mettre fin (comme il s’était engagé à le faire) et prévoir un pouvoir d’enquête et d’administration provisoire lorsque requis à l’égard des établissements d’hébergement privés.

Depuis plusieurs années, les investisseurs privés occupent une place grandissante dans le réseau de santé québécois et, pourtant, il existe toujours d’importants problèmes d’accès, et les couts ne cessent de grimper. Est-ce que la solution du ministre serait en fait le problème à résoudre?

Les dérives du privé pourtant connues

Dans son rapport d’enquête concernant 53 décès survenus dans des milieux d’hébergement au cours de la première vague de la pandémie, la coroner Géhane Kamel explique comment les CHSLD privés ont été l’un des angles morts importants de la crise.

Le taux de mortalité y a été plus élevé. Les ententes de services temporaires et les contrats d’achats de places pour désengorger les hôpitaux basés sur la règle du plus bas soumissionnaire ne pouvaient pas garantir la qualité des services et des soins requis. En fait, plus qu’un pouvoir d’enquête, c’est l’ensemble de la politique québécoise d’hébergement de longue durée qui doit être révisée.

Les agences privées de placement, quant à elles, coutent cher; la facture totale a plus que triplé en 3 ans pour atteindre un record de 875 millions de dollars en 2022. De plus, le recours à la main-d’œuvre indépendante déstabilise les équipes de soins, nourrit le sentiment d’iniquité, démobilise le personnel et favorise ainsi l’exode encore plus important des ressources publiques vers le privé. La main-d’œuvre indépendante contribue directement à amplifier les problèmes de pénurie de main-d’œuvre.

Du point de vue de la gouvernance, de nombreuses difficultés ont également été constatées durant la pandémie : poursuite de la surfacturation malgré un arrêté ministériel, difficulté de s’assurer du respect des règles de prévention et de contrôle des infections, sans parler des nombreux problèmes de communication et de transparence.

Plutôt que d’assurer un meilleur encadrement, le gouvernement doit mettre fin au plus vite à cette pratique. Il doit prévoir, dès maintenant, un plan de décroissance du recours à la main-d’œuvre indépendante avec des mesures de transition précises.

Des questions toujours sans réponse

Le gouvernement souhaite faire appel davantage aux services des cliniques médicales privées pour prendre en charge un plus grand nombre d’interventions chirurgicales ambulatoires, comme l’auraient permis jusqu’à maintenant divers projets pilotes. Il entend aller plus loin en établissant davantage de partenariats.

« Quels seront les couts réels de ceux-ci et pourquoi les investissements publics ne sont-ils pas plutôt accordés aux hôpitaux publics? Rappelons que, malgré nos demandes répétées, aucun des projets pilotes mis de l’avant depuis 2016 n’a fait l’objet d’une évaluation publique démontrant sa plus grande efficacité et mesurant ses impacts sur l’ensemble du réseau », souligne Luc Beauregard.

Des marges bénéficiaires de 15 % sont ainsi versées à des professionnelles et professionnels déjà très bien rémunérés, exploitant ces cliniques et bénéficiant de généreuses subventions et avantages fiscaux. Ces sommes considérables, qui devraient permettre de mieux financer d’autres services publics essentiels, tels les soins à domicile, servent plutôt à enrichir quelques individus.

Des inquiétudes grandissantes

Enfin, les récentes recherches sur le privé en santé menées par l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) ont de quoi indigner. L’une d’elles révèle que, derrière leur apparence « locale », les grands groupes de résidences privées pour ainés (RPA) n’ont rien de la petite entreprise familiale québécoise.

Derrière eux se cachent « des structures complexes et multinationales comptant plusieurs dizaines d’entreprises, pour la plupart des coquilles vides sans employé ». À titre d’exemple, la résidence Cogir Manoir Outremont possède une structure de propriété comptant 31 organisations à travers le monde, y compris au Luxembourg, un paradis fiscal reconnu.

En ce qui a trait aux groupes de médecine de famille (GMF), ceux-ci devaient favoriser l’accès aux médecins de famille, désengorger les urgences et faciliter l’accès aux services psychosociaux. Les données obtenues du ministère de la Santé et des Services sociaux démontrent qu’ils ont échoué.

Malgré les fonds publics importants et les ressources professionnelles supplémentaires qui leur sont accordés, plusieurs supercliniques privées n’offrent toujours pas le nombre minimal de visites médicales promises à l’égard de patients sans médecin de famille. L’étude de l’IRIS démontre que 48 % d’entre elles utilisent aussi des entreprises fictives dans le but de dissimuler leurs bénéfices à des fins fiscales.

Le gouvernement et le MSSS ne peuvent ignorer de telles révélations, d’autant plus qu’ils ont choisi de placer les GMF au cœur du plan de « refondation » du réseau. Le gouvernement doit réviser au plus vite ce modèle de gouvernance.

À la lumière de ces faits, il serait irresponsable d’aller de l’avant avec la construction de deux mini-hôpitaux privés gérés et financés selon le modèle des GMF, comme le prévoit le gouvernement.

Voulons-nous jouer à la roulette russe?

Même si le gouvernement affirme que faire plus de place au privé en santé ne constitue d’aucune manière une entorse au principe d’universalité, puisqu’il assurera la gratuité des soins, il a l’obligation morale d’agir pour le meilleur intérêt de tous les citoyens du Québec.

N’oublions pas qu’une multitude d’investisseurs privés siphonnent à la vitesse grand V une part phénoménale de nos fonds publics. À ce rythme, nous devrons réduire encore plus l’accès à d’autres services publics pourtant essentiels.

Et personne d’entre nous ne sait quel sera son état de santé dans 15 ans, ni sa situation financière.