Fin 2021, le Québec comptait 238 050 postes vacants pour 265 300 personnes au chômage. Un sommet historique. « Si le marché du travail a subi un choc énorme en avril 2020, il semble avoir déjà récupéré toutes ses pertes. Deux ans plus tard, les indicateurs sont au vert », explique la directrice adjointe de l’Institut du Québec, Emna Braham. À 4,6 % en décembre 2021, le taux de chômage avant la vague Omicron se situait même à un niveau plus bas qu’avant la pandémie, selon les données de l’Institut de la statique du Québec.

Résultat : des postes de plus en plus difficiles à pourvoir. La rareté de main-d’œuvre qui s’observait déjà avant la crise ne se résoudra pas de sitôt, note l’analyste. « Tout porte à croire que cela perdurera parce que cela s’explique principalement par le vieillissement de la population. Une dynamique qu’on voyait déjà avant la pandémie et qui existe encore. » Ainsi, il faudra attendre 2030 avant de retrouver l’équilibre entre le nombre des départs à la retraite et celui des personnes qui entrent sur le marché du travail, précise-t-elle. En attendant, le déficit se creuse chaque année.

« Tout porte à croire que [la rareté de la main-d’œuvre] perdurera parce que cela s’explique principalement par le vieillissement de la population. Une dynamique qu’on voyait déjà avant la pandémie et qui existe encore. »
- Emna Braham, directrice adjointe de l’Institut du Québec

La santé au premier plan

Le vieillissement a des répercussions non seulement sur la population active, mais aussi sur la demande de services, notamment en santé. Ainsi, avec plus de 37 000 postes à pourvoir en 2021 selon l’Institut de la statistique du Québec, le secteur de la santé et des services sociaux figure parmi les domaines les plus touchés par le manque de main-d’œuvre, note Emna Braham. Le nombre de postes vacants a carrément explosé entre 2019 et 2021, avec une augmentation de 117 %, d’après Statistique Canada.

« La rareté de main-d’œuvre peut aussi s’expliquer par les conditions de travail difficiles, ce qui est encore plus vrai avec la pandémie », analyse pour sa part Diane-Gabrielle Tremblay, professeure spécialiste en gestion des ressources humaines à l’Université TÉLUQ. À titre d’exemple, plus de 4 000 infirmières auraient quitté le réseau public depuis le début de la crise sanitaire en 2020, soit 43 % de plus qu’en 2019, selon les données colligées par La Presse. D’ailleurs, le nombre d’emplois total dans le domaine de la santé et des services sociaux a légèrement diminué entre 2019 et 2021, alors que la demande a connu une forte hausse, observe Emna Braham.

Profs sous pression

Dans le domaine de l’éducation, le nombre de postes vacants a aussi augmenté, mais de manière moins prononcée, affirme Emna Braham. Ainsi, ce nombre atteignait 5 135 en 2021, selon Statistique Canada. Un chiffre qui ne dit pas tout, prévient-elle toutefois. « Dans certains secteurs, comme celui de l’enseignement, les employeurs ne peuvent avoir un poste non pourvu. Ils doivent trouver d’autres solutions, et ce besoin ne parait pas dans les chiffres. »

Difficile donc de mesurer l’ampleur réelle de la pénurie alors que les écoles ont largement recours à la suppléance pour répondre à leurs besoins. En effet, si le nombre d’enseignantes et enseignants légalement qualifiés est resté assez stable entre 2013 et 2018, le nombre de ceux qui ne l’étaient pas est passé de 15 000 à 30 000, détaille Geneviève Sirois, professeure en administration scolaire à l’Université TÉLUQ, qui mène actuellement une recherche portant sur la pénurie dans le domaine de l’enseignement et ses solutions.

La pandémie n’a pas non plus épargné le domaine de l’éducation, alourdissant la tâche des enseignantes et enseignants et précipitant plusieurs d’entre eux à la retraite, selon Geneviève Sirois. « La difficulté, c’est que ni le ministère ni les centres de services scolaires ne sont capables de chiffrer avec précision la pénurie, les besoins en main-d’œuvre pour les prochaines années ou les départs à la retraite. Mais c’est quelque chose dont nous entendons beaucoup parler. Plusieurs personnes ont décidé de devancer leur départ à la retraite à cause des conditions actuelles. »

De plus, la pénurie est amplifiée par les absences reliées à la COVID-19 et vient alourdir les conditions de travail, note-t-elle. « Actuellement, dans plusieurs centres de services scolaires, on ne peut plus demander une semaine de quatre jours ni une demi-année sabbatique. Il n’y a quasiment plus de centres de services scolaires qui offrent cela. Même avoir une journée de formation devient difficile quand il n’y a personne pour te remplacer. » À l’instar des infirmières, certaines et certains se voient même imposer de la suppléance obligatoire.

Opération séduction

De son côté, Québec estime qu’il manquerait 4 300 infirmières dans le réseau de la santé actuellement. Le ministère de l’Éducation espère quant à lui embaucher 8 000 personnes (personnel enseignant, spécialistes en éducation spécialisée et éducatrices en services de garde) dans le réseau scolaire d’ici 5 ans. Pour y arriver, le gouvernement a lancé différentes mesures, dont une opération main-d’œuvre, assortie d’un budget totalisant 3,9 milliards de dollars.

« On a déjà 30 000 personnes dans les réseaux qui ne demandent qu’à ce qu’on leur offre des outils et les moyens pour les aider à favoriser leur insertion professionnelle. »
- Geneviève Sirois, professeure en administration scolaire à l’Université TÉLUQ

L’objectif est d’attirer, de former et de requalifier 170 000 travailleuses et travailleurs dans certains secteurs ciblés, dont 60 000 dans les domaines de la santé et des services sociaux, de l’éducation et des services de garde éducatifs à l’enfance. Recrutement à l’international, formation accélérée ou en ligne et recours à des personnes retraitées font partie des solutions préconisées par l’État. Un programme de bourses pour les étudiantes et étudiants inscrits au collégial et à l’universitaire dans des programmes ciblés, notamment en éducation, en petite enfance et en santé, s’ajoute aussi.

Pour Geneviève Sirois, la solution passe, entre autres, par le développement de programmes de formation adaptés visant à qualifier tous les enseignants et enseignantes qui ne le sont pas à l’heure actuelle. « On a déjà 30 000 personnes dans les réseaux qui ne demandent qu’à ce qu’on leur offre des outils et les moyens pour les aider à favoriser leur insertion professionnelle », indique-t-elle. Elle suggère aussi de miser sur la valorisation de la profession, ce qui passe nécessairement par une amélioration des conditions de travail.

Miser sur les travailleuses et travailleurs âgés

Par ailleurs, les employeurs auraient aussi tout intérêt à favoriser le travail des personnes plus âgées, alors que le Québec accuse un retard à ce chapitre, estime Diane-Gabrielle Tremblay. En effet, seuls 36 % des 60 à 69 ans travaillent au Québec, une proportion qui grimpe à 43 % en Ontario et à 63 % en Islande, selon les données d’une étude publiée par le Centre sur la productivité et la prospérité (CPP) de HEC Montréal en 2019.

Pour cela, il faut, entre autres, repenser les horaires, estime la spécialiste. « Plusieurs retraités seraient restés en emploi plus longtemps si on leur avait offert un horaire qui convenait mieux à leurs besoins. Mais il n’y a pas beaucoup de flexibilité et de prise en compte de leurs besoins, actuellement. » Un exercice qui peut s’avérer compliqué dans certains domaines, entre autres dans les hôpitaux. « Mais c’est déjà complexe de gérer des horaires s’étalant 24 heures sur 24, sur 7 jours », ajoute-t-elle. Certains milieux testent d’ailleurs différents outils, notamment informatiques, pour personnaliser leurs horaires de travail en fonction de leurs effectifs.

Améliorer les conditions de travail

S’il faut agir sur le recrutement, il est aussi important d’intervenir sur la rétention des travailleuses et des travailleurs, estime pour sa part Geneviève Sirois. « On ne sait pas exactement quels sont les chiffres, mais certaines données suggèrent que jusqu’à 50 % des personnes diplômées [en enseignement] quittent la profession après 5 ans. » Des mesures comme du mentorat ou l’implantation d’un programme d’insertion professionnelle pourraient aider à réduire ces départs hâtifs. De même, il faudrait revoir l’attribution des postes. Elle rappelle que 48 % des enseignantes et enseignants sont à statut précaire.

« La rareté de main-d’œuvre peut aussi s’expliquer par les conditions de travail difficiles, ce qui est encore plus vrai avec la pandémie. »
- Diane-Gabrielle Tremblay, professeure spécialiste en gestion des ressources humaines à l’Université TÉLUQ

Il faut aussi repenser l’organisation du travail, croit pour sa part Diane-Gabrielle Tremblay. Pour la chercheure, qui a d’ailleurs étudié l’attraction et la rétention du personnel infirmier, les difficultés à concilier travail-famille, le manque d’autonomie et le lean management1 figurent parmi les principales raisons qui incitent ces personnes à quitter la profession.

En effet, les hôpitaux ont misé sur des méthodes de travail japonaises, où tout est minuté, ce qui est critiqué par les infirmières, indique-t-elle. « Mais on a oublié une partie importante du lean management, qui consiste à mettre les travailleuses et les travailleurs ensemble à la recherche de solutions. C’est grâce à cela d’ailleurs que les Japonais ont autant innové. »

Dans la même veine, pourquoi ne pas s’inspirer de l’approche suédoise, qui favorise la collaboration, le travail d’équipe, le développement des compétences et la polyvalence pour mieux répartir la tâche? « Dans d’autres provinces, il y a des aides-enseignants qui s’occupent des autres tâches, comme la surveillance. Cela permet d’avoir le temps de préparer ses cours ou de corriger », fait valoir Geneviève Sirois.

Bref, il n’y a pas de solution unique pour réduire la pénurie de main-d’œuvre. Il faut plutôt mettre en place une série d’actions qui permettront non seulement d’attirer des talents, mais aussi de les conserver, en misant sur l’autonomie et la reconnaissance, estime Diane-Gabrielle Tremblay. Une réflexion à mener de concert avec les travailleuses et les travailleurs.


1 Le lean management est une méthode de gestion et d’organisation du travail qui vise à améliorer les performances d’une entreprise, et la qualité et la rentabilité de sa production. Ce type de gestion, notamment en santé et services sociaux ainsi qu’en éducation, est fortement décrié par la CSQ.