Spécialiste mondialement reconnue pour son expertise en matière de santé des femmes au travail, Karen Messing1 démontre, dans son ouvrage Les souffrances invisibles2, que les travailleuses se font plus discrètes que les hommes lorsque vient le temps de parler de l’impact de leur travail sur leur santé. Rencontre avec cette scientifique de renom.

CSQ LE MAGAZINE : EN 1990, VOUS AVEZ COCRÉÉ LE CINBIOSE3 QUI S’INTÉRESSE AU DÉVELOPPEMENT D’INTERVENTIONS NOVATRICES EN SANTÉ AU TRAVAIL ET EN SANTÉ ENVIRONNEMENTALE. POURQUOI ÉTAIT-CE IMPORTANT?

Karen Messing : Nous voulions rendre visible l’invisible qui fait mal, en clarifiant par des exemples concrets, dans des milieux de travail précis, des situations de risque pour la santé et la sécurité des femmes afin de permettre aux personnes qui ont le pouvoir, l’intérêt et la responsabilité dans les entreprises, de changer les choses.

POURQUOI LE PARTENARIAT AVEC LE MOUVEMENT SYNDICAL EST-IL IMPORTANT DANS VOTRE TRAVAIL?

À elle seule, une scientifique ne peut pas changer les choses. Mais avec qui établir des partenariats? Nous avons pensé à développer des liens avec les personnes représentant des comités de femmes et des comités en santé et sécurité au travail des grandes centrales syndicales, dont la CSQ.

DANS VOTRE LIVRE, VOUS EXPLIQUEZ LE RECOURS SYSTÉMIQUE AUX CHIFFRES. DE QUOI S’AGIT-IL?

Nos études sur les conditions de travail des enseignantes nous ont appris qu’il n’est pas aisé de quantifier leur rendement, et que cette démarche peut aboutir au désastre. À l’époque de notre recherche, la convention collective prévoyait qu’elles devaient passer un certain nombre de minutes à l’école. À notre avis, ce minutage témoignait d’un manque de respect et empirait leurs conditions de travail et leur rendement.

Utiliser les chiffres pour décider du nombre de personnes à embaucher ou justifier une baisse des effectifs accroît la surcharge de travail et crée un cercle vicieux.

Je retiens de cette recherche et d’autres que les chiffres ont leur place dans les sudokus, mais pas dans la gestion des milieux de travail.

QUELS SONT LES DÉFIS ACTUELS EN SANTÉ ET SÉCURITÉ AU TRAVAIL?

Je poursuis des travaux sur la conciliation famille-travail dans les emplois où les horaires sont planifiés par des ordinateurs. Cela concerne notamment le personnel qui n’a pas de poste régulier de 9 h à 5 h, du lundi au vendredi.

À titre d’exemple, dans le milieu de la santé, les horaires sont souvent déterminés par des logiciels sans tenir compte des problématiques de conciliation. Les travailleuses à statut précaire, par exemple, reçoivent leurs horaires peu de temps avant leur exécution. Cela engendre des problèmes de coordination entre le travail et la vie privée.

Il faut combattre cette « violation de domicile » dans la vie personnelle des personnes salariées de la part d’employeurs qui s’arrogent de plus en plus le droit d’envahir la maison.

QU’ESPÉREZ-VOUS POUR L’AVENIR?

J’espère que les décideurs se rendront compte qu’il est dans leur intérêt de favoriser la recherche en santé au travail, orientée par les besoins des travailleuses et travailleurs.

Du côté de la recherche, je souhaite que les chercheurs comprennent que la science, à partir des questions posées par les milieux de travail sur des problèmes précis, est source de données précieuses.

Finalement, j’espère que les personnes salariées reconnaitront qu’elles ont le droit d’exiger le respect de leur savoir et de leurs efforts.


1 Karen Messing est ergonome, généticienne et professeure émérite au Département des sciences biologiques de l’Université du Québec à Montréal.
2 MESSING, Karen (2016). Les souffrances invisibles : pour une science du travail à l’écoute des gens, Montréal, Les Éditions Écosociété, 279 p.
3 Centre de recherche interdisciplinaire sur le bien-être, la santé, la société et l’environnement.