À l’époque ministre de l’Emploi et de la Solidarité et responsable de la Condition féminine, Louise Harel se rappelle très bien des discussions, mais surtout des alliances qui ont permis de faire avancer le dossier de l’équité salariale. Selon moi, il s’agit d’une formidable manifestation de solidarité provenant essentiellement des femmes des milieux syndicaux, communautaires et politiques. Et c’est cette mobilisation qui a permis l’adoption de cette loi, affirme-t-elle.

Louise Harel

En effet, la revendication pour l’équité était portée par les mouvements féministes et syndicaux depuis de nombreuses années. Une pétition comptant plus de 60 000 noms avait d’ailleurs été déposée à l’Assemblée nationale pour revendiquer un changement en ce sens en 1991. C’est également dans la foulée de la Marche Du pain et des roses, qui a réuni en 1995 les forces vives du milieu féministe, que la Loi a été adoptée. L’équité salariale figurait alors parmi les neuf revendications portées par le milieu.

À l’Assemblée nationale, il y avait aussi « une synchronicité extraordinaire » de députées élues provenant du milieu féministe, comme Céline Signori, ancienne présidente de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), et Lyse Leduc, directrice générale sortante du Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail (CIAFT), se rappelle Louise Harel. « Non seulement j’ai bénéficié de l’appui d’une équipe de choc de dix députées du Parti québécois, mais les élues du Parti libéral sont également venues me voir pour me dire qu’elles allaient appuyer l’adoption de la Loi. Tout cela a été possible grâce à l’alliance entre les femmes qui ont fait fi des lignes de parti. » En coulisses, les parlementaires se sont donc unies pour convaincre leurs collègues de voter pour ce changement législatif. 

Reconnaitre la discrimination systémique

Adoptée à l’unanimité, la Loi a permis de reconnaitre en toutes lettres « la discrimination systémique dont sont victimes les femmes, un concept qui apparait d’ailleurs à l’article 1 de la Loi », mentionne Louise Harel. Cette reconnaissance constituait une avancée, alors que les femmes devaient encore jusque-là déposer des plaintes et se rendre devant les tribunaux pour dénoncer les injustices dont elles étaient victimes, et ce, même si le droit à l’équité salariale était inscrit dans la charte québécoise des droits et libertés depuis 1975.

La Loi de 1996 a renversé la vapeur. Les entreprises de 10 employés et plus devenaient responsables d’identifier les emplois majoritairement féminins et masculins au sein de leur organisation, de les comparer et de corriger les écarts salariaux.

C’était toute une victoire pour le mouvement féministe puisque le concept même de l’équité salariale faisait grincer des dents dans plusieurs milieux, entre autres, dans le monde des affaires. Jugeant la facture trop salée, plusieurs patrons brandissaient des menaces de pertes d’emplois ou de fermeture d’entreprises.

« Tout en se disant d’accord avec le principe, le patronat craignait que ça coute des milliards de dollars à régler. Pour nous, c’était en quelque sorte la preuve que la discrimination existait », dit Louise Harel.

 Une revendication historique

Yolande Cohen

L’adoption de cette loi constituait aussi le point culminant de plusieurs années de luttes historiques et de revendications portées par les féministes depuis les années 1970-1980, selon Yolande Cohen, professeure à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), autrice et spécialiste de l’histoire des femmes.

Avec l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail après la Deuxième Guerre mondiale, les travailleuses ont rapidement réalisé que la bataille ne concernait pas que l’égalité en emploi, mais concernait surtout l’équité, raconte l’historienne. « Il y avait des disparités très importantes entre les hommes et les femmes basées sur le sexe. »

Cette discrimination reposait sur le fait que les compétences étaient estimées selon des critères « stéréotypés datant de la révolution industrielle », précise Yolande Cohen. Les femmes étaient alors bien souvent cantonnées dans des emplois en lien avec le soin aux autres, relevant d’aptitudes considérées comme naturelles chez elles. « Ces fonctions étaient sous-payées, sous-évaluées, sous-reconnues », ajoute-t-elle.

Dans ce contexte, pas étonnant que les infirmières et les enseignantes aient été parmi les pionnières dans la lutte pour l’équité salariale. Dès les années 1960, elles ont orchestré des mouvements de grève pour faire valoir leurs droits. Les infirmières ont également professionnalisé leur travail, notamment en créant un ordre professionnel.

 Ébranler les colonnes du temple

L’adoption de la Loi sur l’équité salariale est donc venue confirmer le fait que les compétences masculines étaient mieux perçues — donc mieux rémunérées — que celles considérées comme féminines. « On voulait l’équité entre les sexes, ce qui va déclencher toute une réévaluation des types d’emplois occupés par les femmes et par les hommes pour tenter de combler le fossé très important qui existait », raconte Yolande Cohen.

Cette réflexion a même ébranlé les relations de travail, constate pour sa part Rosette Côté, ancienne présidente de la commission québécoise de l’équité salariale qui a travaillé pendant plusieurs années à la CSQ. « Cette notion remettait aussi en question les façons de négocier le rangement salarial des différentes catégories d’emploi ainsi que le pourcentage d’augmentation salariale exigé puisque cela influençait les paramètres comme l’ancienneté, l’expérience ou la formation requise », explique-t-elle. Un changement porté par les comités de la condition des femmes des syndicats et appuyé par des chercheuses féministes ainsi que par la Commission des droits de la personne.

De grandes entreprises comme Desjardins ou même le Conseil du trésor ont aussi tenté de se soustraire à l’équité salariale, rappelle Louise Harel. Il faut dire que la Loi permettait aux employeurs d’être exemptés d’une démarche d’équité salariale si leur organisation avait complété un programme d’équité ou de relativité salariales avant son adoption. Il a fallu attendre 2004, soit huit ans, pour que la Cour supérieure du Québec invalide cette disposition.

 Des obstacles à l’égalité

Rosette Côté

Aujourd’hui encore, la lutte pour l’équité salariale n’est pas terminée. Il faut dire que la mise en application de ce principe est loin d’être simple. « Les questions d’équité salariale sont extrêmement complexes à régler, analyse Yolande Cohen. Comment réussir à établir une équivalence entre un métier et un autre, une profession et une autre? Il y a tellement d’éléments qui entrent en jeu que c’est difficile à trancher. » D’autant plus qu’il faut s’attaquer à des biais inconscients et des inégalités historiques.

Seule une analyse fine permet de déceler ces discriminations qui passent souvent sous le radar, poursuit Louise Boivin, consultante en équité salariale auprès d’entreprises, qui a terminé un doctorat sur le sujet. « Bien entendu, les patrons pensent toujours qu’ils paient un salaire équivalent aux hommes et aux femmes. Personne ne se lève le matin en se disant qu’il veut agir de façon discriminatoire. » Selon elle, il est nécessaire d’effectuer un exercice de comparaison pour savoir ce qu’il en est réellement.

Cependant, si l’évaluation des emplois s’avère complexe pour toutes les entreprises, elle l’est souvent davantage pour les organisations de petite taille, qui comptent rarement des experts en ressources humaines.

De plus, les salaires y sont plutôt « fixés arbitrairement » ou selon les lois du marché, affirme Rosette Côté. « À la Commission de l’équité salariale, nous avions développé un logiciel et des lignes directrices pour aider les petites entreprises, mais je pense qu’encore aujourd’hui, la mise en application est difficile pour celles qui comptent moins de 50 employés. »

Selon elle, les changements de structures, entre autres la fusion en 2016 de la Commission des normes du travail (CNT), de la Commission de l’équité salariale (CES) et de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) devenue la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), ont affaibli la portée de la Loi et de ses mécanismes de surveillance. 

Des écarts qui persistent

Plus fondamentalement, la Loi sur l’équité salariale permet seulement de comparer les emplois au sein d’une même entreprise. Ce faisant, elle n’a aucune prise sur les écarts salariaux qui peuvent se creuser entre deux organisations ou dans différents secteurs de l’économie. « Encore aujourd’hui, une employée de bureau dans une entreprise manufacturière gagnera plus que celle qui occupe un poste équivalent dans une organisation à prédominance féminine », cite en exemple Louise Boivin.

Si bien que plusieurs écarts persistent. En 2021, une éducatrice en CPE est payée moins cher (34 000 $) à ses débuts qu’une technicienne en soins animaliers (37 000 $) d’après des données recueillies par l’Association québécoise des centres de la petite enfance (AQCPE) et relevées par La Presse en juin dernier.

Autre exemple : dans une étude publiée en 2019 par l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), les chercheurs ont démontré qu’il existe des écarts salariaux importants dans le secteur public si on compare les branches à prédominance féminine et masculine. « Une personne qui fait la même tâche dans une société d’État comme Hydro-Québec ou Loto-Québec gagne en moyenne 23 % plus que celle qui travaille en éducation, dans un ministère ou dans un établissement de santé et services sociaux », cite-t-on en exemple.

Pour colmater la brèche, l’État devrait investir plus de 7 milliards de dollars par année, ajoute-t-on. Bref, selon cette recherche, malgré les avancées apportées par la Loi, certaines iniquités ne semblent pas près d’être résorbées parce que la Loi n’attaque pas certaines disparités.

 Des efforts à faire

Ainsi, 25 ans plus tard, la lutte pour l’équité salariale n’est toujours pas gagnée et demeure d’actualité. « Aujourd’hui, nous sommes dans une période où on tend à croire qu’on a déjà atteint l’égalité et l’équité salariales, et qu’on peut donc se battre sur les questions du corps, des violences sexuelles, analyse Yolande Cohen. Bien sûr, ce sont des enjeux extrêmement importants qu’il ne faut pas mettre de côté. Mais ce n’est pas pour autant qu’on a réglé les autres problèmes. »

« Je pense qu’il y a eu d’intéressantes avancées dans les milieux syndiqués et les grandes entreprises, et la loi fédérale [adoptée en 2021] devrait contribuer à ce progrès, observe Rosette Côté. Mais c’est beaucoup plus difficile à mettre en application dans les plus petites entreprises, surtout celles composées de petits salariés non syndiqués et de personnes issues de l’immigration. »

Ce point de vue est en partie partagé par Louise Harel, qui estime qu’il faut donner un coup de barre et multiplier les efforts pour diminuer les iniquités dans les entreprises de moyenne et de petite taille.

« Pour atteindre l’équité salariale, il faut une vigilance de tous les instants, car encore aujourd’hui, il y a des pas de "géante" à faire », dit Louise Harel. Alors que le monde du travail change, de nouveaux emplois se créent, et la surveillance doit être constante pour maintenir le cap. Pour cela, il faut à nouveau mobiliser les acteurs sociaux, politiques et syndicaux autour de cette question, estime la femme politique. II faut donc, ajoute-t-elle, accepter l’adage qui dit : cent fois sur le métier remettez votre ouvrage.