CSQ Le Magazine : Le modèle des cégeps est unique en Amérique du Nord. Cette spécificité constitue-t-elle toujours un avantage?

Mario Beauchemin : Tout à fait! La cohabitation des programmes généraux et techniques dans les cégeps favorise la mixité sociale. Ces deux trajectoires sont liées par une formation générale commune, ce qui contribue à former des citoyennes et citoyens critiques et responsables. De plus, en rendant accessibles les études supérieures, les cégeps contribuent à hausser les aspirations sociales et professionnelles de la population.

Cette spécificité a valu au réseau collégial maintes remises en question. Ce modèle original est-il là pour rester?

Le problème, c’est que le système d’éducation est trop politisé. Périodiquement, un élu se lève pour remettre en question les cégeps, souvent sous la pression du patronat.

La dernière fois que le réseau a été remis en question, c’est en 2004, lors du Forum sur l’avenir de l’enseignement collégial. Une fois encore, on a conclu que les cégeps constituaient un apport original et singulier au système d’éducation québécois et qu’il serait plus couteux de les démanteler que de les maintenir en activité. Pierre Moreau a aussi évoqué cette éventualité lors de la course à la chefferie du Parti libéral, mais cette proposition est rapidement disparue du radar.

Les cégeps ont-ils suffisamment facilité l’accès aux études postsecondaires?

Cela ne fait aucun doute : dans les années soixante, le taux d’accès au cégep atteignait à peine 16 %. Il dépasse maintenant les 60 %. Lors de la première rentrée collégiale, on comptait environ 14 000 inscriptions. Aujourd’hui, le réseau collégial accueille plus de 175 000 étudiants, et la majorité sont des filles.

Et puis, entre le secondaire et l’université, la marche est haute. Les cégeps facilitent ce saut vers les études universitaires. On peut donc affirmer que l’accès aux études supérieures est une des plus grandes réussites du réseau des cégeps, même s’il y a encore des progrès à faire pour accroitre la participation des jeunes issus de milieux économiquement faibles.

Mario Beauchemin est vice-président de la CSQ, responsable des enjeux touchant l’enseignement supérieur.

L’amélioration de l’accessibilité a-t-elle fait baisser le niveau de l’enseignement?

Nos médecins, nos avocats, nos ingénieurs, nos techniciens sont-ils moins compétents aujourd’hui qu’ils ne l’étaient dans le passé? Ce débat revient de façon cyclique, mais je ne crois pas que la démocratisation de l’enseignement collégial ait eu l’effet négatif que certains prétendent sur la qualité de la formation.
Bien au contraire!

Doit-on s’inquiéter des nombreux changements de programme à l’origine de l’allongement des études?

Les jeunes qui terminent leur secondaire sont rarement prêts à faire un choix de carrière définitif. Le phénomène de changement de programme traduit cette incertitude des jeunes quant à leur choix vocationnel. Et puis, la formation qu’un étudiant acquiert dans un programme n’est pas perdue s’il change de parcours. Il faut cesser de tout mesurer à l’aune de la rationalité économique immédiate.

Quels sont les défis posés par l’arrivée d’étudiantes et d’étudiants en situation de handicap?

Cette catégorie d’étudiants a explosé ces dernières années. Leur plus grande accessibilité aux études représente un réel progrès. Par contre, cette situation pose des défis au personnel professionnel et au personnel de soutien, qui ne sont pas assez nombreux pour répondre adéquatement aux besoins spécifiques de cette clientèle. En outre, la réussite scolaire de ces étudiants exige un encadrement étroit et une plus grande individualisation de l’enseignement, ce qui alourdit grandement la tâche du personnel enseignant.

L’adaptation des programmes techniques aux besoins régionaux peut-elle améliorer l’intégration au marché du travail?

À force de trop vouloir singulariser les programmes pour les adapter aux besoins économiques locaux, on atomise le réseau et on fait obstacle à la mobilité étudiante. De plus, une formation trop pointue réduit la polyvalence des finissantes et des finissants, qui deviennent ainsi plus dépendants d’une industrie locale susceptible de fermer. Ce genre de formation peut également devenir obsolète sous l’effet des changements des procédés de travail en lien avec la technologie. Une solide formation de base constitue encore le meilleur atout pour faire face aux soubresauts du marché de l’emploi et former des citoyennes et citoyens éduqués et responsables.

La survie des cégeps en région est-elle menacée par la baisse de clientèle?

Le gouvernement prévoit qu’en 2023, le réseau collégial comptera près de 7 % moins d’étudiantes et d’étudiants qu’en 2013. Selon ces mêmes prévisions, cette diminution pourrait atteindre jusqu’à 30 %, dans certaines régions. Alors oui, la menace est réelle, et cela représente un enjeu de taille pour l’occupation du territoire et le dynamisme des régions.

La création d’un programme spécifique comme celui d’Art et technologie des médias contribue à amener une clientèle des centres vers la région de Jonquière, par exemple : c’est une façon de lutter contre la diminution de la population étudiante. L’accueil d’étudiantes et d’étudiants étrangers est aussi une autre avenue pour en réduire l’impact.

Sur le plan syndical, quels sont les principaux défis qui se présentent pour le personnel que la CSQ représente?

Un des plus grands défis est la stabilisation des emplois. Pour favoriser la réussite et répondre adéquatement aux besoins de la clientèle jeune et adulte, il faut réduire la précarité et limiter les surcharges de travail qui découlent des mesures d’austérité et de la diversification de la clientèle étudiante. Il faut aussi accroitre les ressources pour les étudiantes et étudiants en situation de handicap ou ayant des besoins particuliers si nous voulons relever le défi collectif de l’intégration sociale et économique de ces personnes trop souvent marginalisées.

En outre, la survie des cégeps en région exige une révision du mode de financement; les luttes syndicales ont certes permis de dégager des enveloppes ponctuelles pour assurer le maintien temporaire de certains programmes, mais il faut régler ce problème de façon structurelle. Tout ça passe par un meilleur financement. Cela suppose qu’au-delà du discours, le gouvernement, sous la pression de la population et des groupes progressistes, fasse de l’enseignement collégial une véritable priorité. Après tout, il n’est pas interdit d’espérer…