Les dépenses visant à offrir les services publics sont-elles de simples dépenses ou un investissement pour la société? Qu’en est-il réellement? De plus, la distinction entre ces deux concepts a-t-elle des répercussions sur les femmes et sur l’égalité entre les sexes? Voyons tout cela de plus près…
Un « investissement », qu’est-ce que c’est?
Selon la revue française Alternatives économiques, un investissement est une « dépense ou acquisition dont la finalité consiste à augmenter ou améliorer de façon durable la capacité de production ou l’efficacité d’une entreprise, d’une administration ou d’un pays » (Investissement (2010). alternatives-economiques.fr, consulté le 12 octobre 2016).
Deux idées fondamentales se dégagent de cette définition : les bénéfices d’une dépense doivent se réaliser, de façon durable, à travers le temps, et cette dépense doit permettre d’augmenter la capacité productive d’une personne, d’une entreprise ou d’une nation.
Ainsi, une entreprise qui acquiert une machine ou un outil, par exemple une pelle mécanique, fait un investissement puisque cela augmentera sa capacité de production et que l’entreprise profitera durablement des bénéfices de cette dépense.
De la même façon, une dépense gouvernementale pour construire une route, un pont ou un métro constitue un investissement, car les bénéfices qui en découlent dureront plusieurs années et permettront de hausser la capacité de production d’une région en favorisant le transport efficace des personnes et des marchandises.
Les services publics : « dépense » ou « investissement »?
Une proportion significative des dépenses dans les services publics – pensons aux secteurs de la petite enfance, de l’éducation et de la santé – constitue un véritable investissement, car elles entrainent des bénéfices durables. Par exemple, lorsque l’on soigne une personne malade ou blessée ou que l’on enseigne à un enfant de 6 ans à écrire, les bienfaits sont (généralement!) durables.
De plus, ces dépenses augmentent, sans contredit, la capacité productive d’une société, car elles haussent le « capital humain » de la population (pour diverses raisons, les économistes progressistes sont assez critiques du concept de « capital humain » même si, dans le cas présent, il est utile pour comprendre la nature réelle des dépenses en services publics). Lorsque le système scolaire forme un jeune adulte à faire fonctionner une pelle mécanique, c’est l’ensemble de la société qui devient plus productif. Ainsi, toute dépense qui augmente le stock de capital matériel ou humain peut être considérée comme un investissement.
Investissement au sens large
Les dépenses dans les services publics ne sont pas toutes des investissements. Certains services publics ou programmes sociaux ne visent pas à hausser le « stock » de capital productif, mais sont absolument justifiés dans une société développée. En effet, l’objectif fondamental d’un État n’est pas de rendre une population plus productive, mais plutôt d’améliorer son bien-être global.
Il est donc possible d’élargir le concept d’investissement, pour englober le concept d’« investissement social ». Selon cette définition plus large, un programme ou un service visant à améliorer durablement le bien-être de la population pourrait être considéré comme un investissement.
Une distinction importante ?
Au Québec, la réforme de la comptabilité gouvernementale de 1998 et la Loi sur l’équilibre budgétaire ont eu des conséquences majeures sur la façon dont on comptabilise et on considère les dépenses publiques. Depuis 1998, le gouvernement du Québec comptabilise différemment ses dépenses dans ses immobilisations (les infrastructures) et ses autres dépenses appelées « dépenses courantes » ou « dépenses de fonctionnement ».
Selon la Loi sur l’équilibre budgétaire, le gouvernement a l’obligation d’équilibrer ses revenus et ses dépenses, mais cette obligation vise seulement les dépenses courantes et non les dépenses d’investissements en infrastructures. Ainsi, le gouvernement peut équilibrer le budget (déficit zéro) tout en empruntant des milliards pour construire ou rénover des immeubles, des routes et des ponts. Pour ces emprunts et ces investissements, la Loi sur l’équilibre budgétaire n’impose aucune contrainte.
Ces nouvelles règles en matière de comptabilité gouvernementale et d’équilibre budgétaire ont eu une influence importante sur notre appréciation des dépenses gouvernementales.
Rapidement s’est imposée la distinction entre la « bonne » et la « mauvaise » dette (ou dette pour les « dépenses d’épicerie ») pour qualifier les investissements et les dépenses courantes. Pourtant, plusieurs dépenses courantes devraient en fait être considérées comme de véritables investissements qui n’ont rien à voir avec les « dépenses d’épicerie ». Pensons aux dépenses en petite enfance, en éducation et en santé qui génèrent des bénéfices durables et haussent le capital humain de la population
Aussi, lorsque les gouvernements désirent appuyer la relance d’une économie, ils s’appuient principalement sur une hausse des investissements dans les infrastructures. Ils empruntent alors des sommes importantes pour construire ou rénover des écoles, des hôpitaux, des ponts et des routes. Toutefois, ces investissements, financés à même des emprunts, haussent le niveau d’endettement des États, qui devient alors la justification aux mesures d’austérité dont les services publics (et les dépenses courantes) font les frais.
Les répercussions sur les femmes et l’égalité entre les sexes
La distinction entre « dépense d’investissement » et « dépense courante » a également des répercussions sur les femmes et sur l’égalité entre les sexes. Les États désirant appuyer leur relance économique investissent massivement dans les infrastructures physiques. Ce faisant, ils stimulent surtout le secteur de la construction, ce qui avantage l’emploi des hommes fortement représentés dans ce secteur d’activité.
Cependant, lorsque les États adoptent des mesures d’austérité pour équilibrer leur budget, ils sabrent dans les dépenses courantes (services publics et programmes sociaux). Ces compressions touchent davantage les femmes puisque celles-ci représentent une forte proportion de la main-d’œuvre dans le secteur public.
Cette dynamique est fort bien documentée dans une étude récente de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) (Couturier, Eve-Lyne, et Simon Tremblay-Pepin (2015). Les mesures d’austérité et les femmes : analyse des documents budgétaires depuis novembre 2008, (février), Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 55 p.) Cette étude démontre qu’au Québec, les mesures de relance ont avantagé les hommes alors que les compressions dans les services publics ont pénalisé davantage les femmes. Parmi les mesures de relance identifiées aux budgets québécois entre 2008 et 2015, 7,3 milliards de dollars ont profité aux hommes contre 3,5 milliards de dollars aux femmes. Quant aux mesures d’austérité, elles ont pénalisé les femmes à hauteur de 13 milliards de dollars, contre 9,9 milliards de dollars pour les hommes.
En mars 2016, la Confédération syndicale internationale (CSI) a rendu publique une étude (De Henau, Jerome, et autres (2016). Investir dans l’économie des soins : une analyse par sexe d’une stimulation de l’emploi dans sept pays de l’OCDE, (mars), Confédération syndicale internationale, 56 p.) démontrant, tout comme celle de l’IRIS, que les investissements des États pour relancer leur économie ont davantage favorisé les hommes que les femmes, accentuant ainsi les inégalités entre les sexes déjà existantes sur le marché du travail.
Selon la CSI, les gouvernements devraient, dans un souci de tendre vers une plus grande égalité des sexes, investir davantage dans ce qu’ils qualifient d’« économie des soins » ou d’« infrastructures sociales », c’est-à-dire les services d’éducation, de santé et de soins aux enfants d’âge préscolaire et aux personnes âgées, et considérer ces dépenses comme de véritables investissements. Ils soulignent que la distinction entre « dépense courante » et « investissement » constitue une véritable discrimination fondée sur le genre.
L’intérêt de l’étude de la CSI tient notamment au fait qu’elle démontre qu’une hausse des investissements dans les « infrastructures sociales » crée davantage d’emplois, environ deux fois plus que les investissements dans les infrastructures physiques (tableau I). Cela s’explique parce que les infrastructures physiques requièrent davantage de matériaux et de machineries que les infrastructures de soins. Une part moins importante de la dépense pour la construction de ces infrastructures physiques permet donc de créer des emplois.
Effets comparatifs sur l’emploi d’une stimulation de l’économie par des investissements en infrastructures physiques (construction) et en infrastructures de soins équivalant à 2 % du PIB
Hausse du taux d’emploi (en points de %) | ||
Construction | Soins | |
Allemagne | 1,9 | 3,7 |
Australie | 2,5 | 4,0 |
Danemark | 1,9 | 3,2 |
États-Unis | 3,5 | 6,1 |
Italie | 1,6 | 2,4 |
Japon | 3,8 | 4,3 |
Royaume-Uni | 1,8 | 3,7 |
Source : Adapté de DE HENAU, Jerome, et autres (2016). Investir dans l’économie d
L’étude montre également que les investissements dans les infrastructures sociales permettent de réduire sensiblement les inégalités entre les hommes et les femmes. Le tableau II présente les effets des deux types d’investissements sur les taux d’emploi des hommes et des femmes. On remarque que les investissements en infrastructures physiques agrandissent les écarts hommes-femmes existants alors qu’ils sont réduits avec les investissements en infrastructures de soins. Ces résultats s’expliquent par la présence plus importante des hommes dans le secteur de la construction et des femmes dans le secteur public, et le fait qu’en favorisant l’un ou l’autre avec les investissements, on vient augmenter ou réduire les écarts dans les taux d’emploi.
Effets comparatifs sur l’écart hommes-femmes dans l’emploi d’une stimulation de l’économie par des investissements en infrastructures physiques (construction) et en infrastructures de soins équivalant à 2 % du PIB
Différence actuelle hommes-femmes dans l’emploi | Évolution de la différence hommes-femmes dans l’emploi (en points de %) | ||
Construction | Soins | ||
Allemagne | 9,4 | 1,7 | –2,7 |
Australie | 12,2 | 1,8 | -2,6 |
Danemark | 6,5 | 1,7 | -2,5 |
États-Unis | 8,7 | 2,1 | -4,2 |
Italie | 21,1 | 1,8 | -1,9 |
Japon | 23,1 | 2,9 | -1,6 |
Royaume-Uni | 9,9 | 1,8 | -2,8 |
Source : Adapté de DE HENAU, Jerome, et autres (2016). Investir dans l’économie des soins : une analyse par sexe d’une stimulation de l’emploi dans sept pays de l’OCDE (mars), Confédération syndicale nationale, tableau 13, page 26.
Les chercheurs de la CSI soutiennent donc que, pour relancer l’économie et assurer une meilleure égalité hommes-femmes, il faut investir non seulement dans les infrastructures physiques, mais également dans les infrastructures sociales. Les auteurs concluent ainsi :
Cette analyse ne cherche pas à montrer que l’inves- tissement dans le secteur de la construction n’est pas valable. Plutôt, étant donné que l’investissement dans le secteur des soins produit des effets sur l’emploi au moins aussi importants, et qu’il a une incidence particulièrement bénéfique sur l’égalité, le choix du type d’investissement à réaliser doit se fonder sur les avantages que chaque type d’investissement en soi va apporter à la société. Ce choix ne peut plus reposer sur l’idée que l’investissement dans l’infrastructure physique est le meilleur moyen de stimuler l’emploi. (De Henau, Jerome, et autres (2016). Investir dans l’économie des soins : une analyse par sexe d’une stimulation de l’emploi dans sept pays de l’OCDE, (mars), Confédération syndicale internationale, p. 26)