Syndicalisme, Travail
IA au travail : entre défis pratiques et éthiques
27 mars 2025
Des logiciels pour comptabiliser le nombre de clics effectués, un enregistrement des appels et de l’écran, un robot conversationnel en guise de responsable des ressources humaines, des techniciens dont l’horaire de travail est réglé à la seconde près et dont les arrêts café sont comptabilisés et enregistrés par un logiciel de contrôle du travail et de géolocalisation ouvert en permanence dans leurs camionnettes… C’est la réalité des travailleuses et des travailleurs d’une compagnie de télécommunication bien connue.
Par Félix Cauchy-Charest, conseiller CSQ
Afin de préserver son anonymat, nous tairons le nom de l’employeur et de cette personne syndiquée venue témoigner lors du Forum sur l’intégration de l’intelligence artificielle (IA) en milieu de travail, un événement organisé par le Service aux collectivités de l’UQAM, dans le cadre du Protocole UQAM/CSN/CSQ/FTQ.
L’implantation de mesures d’automatisation ne date pas d’hier dans cette entreprise pancanadienne où cette personne travaille depuis maintenant 35 ans. Cependant, les dernières années ont été marquées par une multiplication des outils de surveillance, de contrôle et d’organisation du travail, dopés par l’arrivée de l’IA.
Des enjeux éthiques
Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en analyse éthique et protection de la vie privée dans les mégadonnées depuis décembre 2017 et professeur au Département d’informatique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Sébastien Gambs met en garde les organisations syndicales quant à certains principes de base de la protection de la vie privée qui devraient aussi s’appliquer dans le traitement des données personnelles par les outils informatiques.
Selon lui, les outils d’IA devraient limiter la collecte de données au strict nécessaire, en fonction de leur objectif précis. Récolter une grande quantité d’informations sans but clair comporte des risques, car cela pourrait offrir à un employeur des prétextes pour imposer des mesures disciplinaires.
Le potentiel d’inférence, c’est-à-dire la capacité d’extrapoler des informations à partir d’une grande quantité de données, met également à risque la protection de la vie privée des travailleuses et des travailleurs. À cela s’ajoute le manque de transparence quant à l’utilisation des données, qui confère un avantage indu et incontestable aux employeurs dans le cadre de relations de travail. Selon Sébastien Gambs, « un employé devrait pouvoir avoir accès aux données qui le concernent ainsi qu’aux rapports qui sont produits à partir de celles-ci. »
Un autre problème majeur, selon lui, est l’absence de consentement libre et éclairé dans la collecte de données. Les travailleuses et les travailleurs devraient pouvoir contrôler quand, comment et par qui leurs données sont recueillies. Or, les plans d’implantation de ces nouvelles technologies par les entreprises négligent souvent cet aspect, en grande partie, parce qu’elles sont conseillées par des firmes dont la priorité n’est pas la protection des renseignements personnels.
Ajuster les vieilles (et les nouvelles!) conventions
Revenons à cette entreprise de télécommunication citée plus haut dans cet article : la première convention collective de ses travailleuses et travailleurs date d’un siècle, à l’époque où les changements technologiques étaient surtout mécaniques. Aujourd’hui, c’est l’organisation du travail elle-même qui se voit bousculée.
La perte de sens et d’autonomie devient de plus en plus évidente, tandis que la surveillance constante accroît les risques psychosociaux, les arrêts de maladie et les départs volontaires. Et la seule récompense pour les personnes qui parviennent à suivre les nouveaux standards imposés par les algorithmes? Encore plus de travail! Voilà une version 2.0 de l’expression bien connue : « si tu as le temps de prendre une pause, tu as le temps d’en faire plus. »
Pour Sébastien Gambs, l’un des grands défis des prochaines années sera de faire en sorte que les lois sur la protection de la vie privée s’appliquent réellement dans les relations de travail. Il faut contraindre les employeurs à la transparence en exigeant qu’ils révèlent la présence des « patrongiciels », ces logiciels installés sur les postes de travail. Cette bataille peut être menée par la législation, mais aussi par la négociation de clauses encadrant ou interdisant ces pratiques dans les conventions collectives.
Une chose est certaine, l’initiative ne viendra pas des employeurs. La balle est dans le camp des travailleuses et des travailleurs!
Texte rédigé en marge du Forum sur l’intelligence artificielle en milieu de travail organisé par le Service aux collectivités de l’UQAM, dans le cadre du Protocole UQAM/CSN/CSQ/FTQ. L’événement, qui a eu lieu le 26 mars 2025 à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et traitait notamment des mesures pour prévenir et limiter les risques de l’IA dans le travail, préserver les droits des travailleuses et des travailleurs et intégrer l’IA positivement.