Société
Enregistrer son patron ou son collègue à son insu, légal ou non?
21 novembre 2024
Les enregistrements clandestins, bien que légaux sous certaines conditions, posent des questions éthiques et légales complexes dans le milieu professionnel. Leur usage, parfois nécessaire pour se protéger, peut toutefois nuire aux relations de confiance et exposer les personnes salariées à des sanctions. Explications.
Par Audrey Parenteau, rédactrice en chef
Au Canada, la légalité d’un enregistrement secret repose généralement sur une règle simple : il est permis tant que l’une des parties est consentante et y participe. Cela signifie que toute personne présente dans une conversation peut l’enregistrer sans en avertir les autres et sans que cela soit une infraction criminelle.
« Toutefois, en droit civil, ces enregistrements peuvent parfois être considérés comme une atteinte à la vie privée et engendrer des répercussions importantes si une personne s’estime lésée », met en garde Marc Daoud, avocat à la recherche à la CSQ. En droit du travail, des critères supplémentaires entrent aussi en jeu.
Des enjeux liés à la protection de la vie privée
Même si, en droit criminel, capter une conversation à laquelle on prend part est permis, le Code civil du Québec énonce que toute personne doit agir de manière à ne pas causer de préjudice à autrui. « Enregistrer secrètement une communication privée ou capter l’image et la voix d’une personne dans un espace privé peut constituer une atteinte au droit à la vie privée. Par conséquent, même si un enregistrement clandestin n’est pas un crime, il pourrait être considéré comme une atteinte à un droit civil et mener à des sanctions, notamment à des poursuites en dommages et intérêts si un préjudice est prouvé », explique Marc Daoud.
Des règles et des conséquences sévères
Dans le cadre professionnel, le droit du travail introduit des règles spécifiques concernant les enregistrements effectués par des personnes salariées. Selon le Code civil, ces dernières ont un devoir de loyauté et de bonne foi envers leur employeur. « En milieu de travail, la confiance est essentielle, et enregistrer en secret peut être perçu comme une atteinte directe à cette relation », souligne Marc Daoud. D’ailleurs, en vertu de ce principe, plusieurs employeurs interdisent l’enregistrement des communications sans le consentement de toutes les parties présentes.
Quelles sont les conséquences qui peuvent être liées au fait d’enregistrer en secret un collègue ou un supérieur? Des cas de jurisprudence illustrent la gravité des répercussions. Par exemple, le tribunal a déjà confirmé le congédiement d’une personne salariée ayant accumulé plus de 200 heures d’enregistrements clandestins au travail, jugeant cela comme un « manquement grave au devoir de loyauté » et une atteinte à la relation de confiance.
Pour les enregistrements effectués par des tiers, comme des parents d’élèves ou des familles d’usagers dans les milieux de soins, la situation se complexifie encore davantage. Par exemple, un parent qui placerait un enregistreur dans le sac d’un enfant pour surveiller son enseignante ou enseignant ou une personne résidant dans un CHSLD qui installerait une caméra cachée peut se retrouver dans une zone grise sur le plan légal. « Les tribunaux reconnaissent le droit des employés à ne pas être filmés ou enregistrés de manière continue, même sur leur lieu de travail », illustre le conseiller. Or, plusieurs de ces enregistrements faits par des tiers ont déjà été utilisés pour sanctionner des personnes salariées.
L’admissibilité en preuve : des critères rigoureux
L’admissibilité en preuve d’un enregistrement clandestin dépend de plusieurs facteurs. Selon le Code civil, toute preuve obtenue sans le respect des droits et libertés fondamentaux peut être rejetée par le tribunal si son utilisation est jugée susceptible de nuire à l’administration de la justice. De plus, pour être admissible, un enregistrement doit respecter trois critères : l’identité des interlocutrices ou interlocuteurs doit être établie clairement, le fichier doit être authentique et non altéré et les propos doivent être audibles et intelligibles. Les tribunaux examinent également le contexte pour évaluer si l’enregistrement clandestin est pertinent.
Une question de prudence
Face aux nombreux risques juridiques et éthiques, une extrême prudence est de mise. Dans la plupart des cas, le recours à un enregistrement clandestin est déconseillé. « Nous suggérons plutôt de faire appel à des témoins ou d’obtenir le consentement de toutes les parties, car ces approches sont souvent mieux tolérées en milieu professionnel », recommande Marc Daoud.
Toute personne qui enregistre une conversation de façon secrète doit aussi se rappeler qu’elle peut, elle aussi, être enregistrée à son insu. Voilà de quoi créer un climat de méfiance et de tension qui n’est pas souhaitable en milieu de travail.
« Si, malgré tout, un enregistrement est jugé absolument nécessaire et qu’il ne remet pas en question l’obligation de loyauté, il devrait être conservé en toute confidentialité, n’être utilisé que pour un objectif précis et être détruit une fois cet objectif atteint », explique le conseiller.
En bref, les enregistrements clandestins au travail représentent une ligne fine entre protection personnelle et respect des droits d’autrui. Bien qu’il puisse être tentant de vouloir se protéger ou documenter une situation délicate, les implications juridiques en font une option risquée. « La prudence, la transparence et le respect des règles de conduite établies demeurent les meilleures garanties pour préserver des relations de travail harmonieuses », conclut Marc Daoud.