Actualités, Société
Élections partout, démocratie nulle part?
24 mai 2024
Par Marie-Sophie Villeneuve, conseillère CSQ
L’année 2024 nous révèle l’un des plus grands paradoxes politiques de notre époque. D’un côté, le monde connaît une année électorale historique. De l’autre, la démocratie connaît des reculs marqués, sans précédent depuis que nous la mesurons à l’échelle mondiale.
Au milieu de cela, on découvre un fascinant jet de lumière : de tous les indicateurs de la démocratie, celui qui ne cesse de croître est la participation démocratique des populations dans les organisations et mobilisations de la société civile, dont les syndicats.
Coup d’œil sur trois phénomènes qui se situent en plein cœur de la crise de confiance envers les institutions.
L’année des élections
Des élections sont prévues dans 76 pays, notamment dans 8 des 10 pays les plus populeux : l’Inde, les États-Unis, l’Indonésie, le Pakistan, le Brésil, le Bangladesh, le Mexique et la Russie. Également, les 27 pays de l’Union européenne (EU) seront en élections pour le Parlement européen.
Théoriquement, deux milliards d’électrices et d’électeurs seront appelés aux urnes, du jamais vu!
Nombre de personnes vivant dans un pays en élection (en milliards) de 2020 à 2024
En théorie, cette année devrait être un triomphe pour la démocratie. En pratique, une hirondelle ne fait pas le printemps : la démocratie ne se résume pas à la tenue d’élections.
Sur les 76 pays en élections, 28 ne remplissent pas les conditions essentielles au vote démocratique. Il s’agit de régimes à saveur autoritaire, où les élections peuvent être tronquées ou reportées sans cesse, comme au Sénégal. Ou encore, il s’agit d’un simulacre destiné à fournir un vernis démocratique à un gouvernement pleinement autoritaire, comme c’est le cas en Russie.
La démocratie en plein recul
Il faut de nombreuses conditions pour pouvoir qualifier un pays de démocratie complète. L’indice de démocratie est une mesure publiée chaque année par The Economist afin de mesurer l’état de la démocratie dans la grande majorité des pays et des territoires du monde (167 pays et territoires), selon 60 indicateurs répartis dans 5 catégories :
- pluralisme et processus électoraux;
- fonctionnement du gouvernement;
- droits civils et politiques;
- participation politique;
- culture démocratique.
Le tout récent rapport À l’ère des conflits dresse un constat fort inquiétant : à 5,23 sur 10, la moyenne mondiale atteint son niveau le plus bas depuis la première publication de l’étude, en 2006.
Moyenne mondiale de l’indice de démocratie de 2006 à 2023
Le déclin a commencé en 2016 et il est particulièrement aigu depuis 2019, aggravé par la réduction des droits et libertés pendant la pandémie et l’incidence croissante des violences armées.
Ci-dessous, la carte des pays du monde selon leur indice de démocratie.
Ainsi :
- Moins de 8 % de la population mondiale vit dans une démocratie complète (24 pays); et 37 % de la population vit dans une démocratie défaillante (50 pays). Cela signifie que moins de la moitié de la population du monde (45 %) vit dans une démocratie;
- 15 % de la population mondiale vit dans un régime hybride (34 pays); et 40 % dans un pays autoritaire (39 pays), soit une hausse de 3 % depuis 2022. C’est donc 55 % de la population mondiale qui est soumise à une forme ou à une autre d’autoritarisme.
Aussi, le rapport indique que 32 pays ont connu une hausse de leur indice, contre 68 pays qui ont vu leur indice régresser.
Les cinq États les mieux classés au monde
Norvège | Le pays occupe la première position depuis 14 ans! |
Nouvelle-Zélande | Ces pays ont des scores de 9,30 sur 10 ou plus |
Islande | |
Suède | |
Finlande |
Dans l’ensemble, 10 des 12 premières places sont occupées par des pays d’Europe de l’Ouest.
L’Amérique du Nord (Canada et États-Unis) a connu un recul de sa moyenne globale et, pour la première fois depuis 2006, est passée du premier au deuxième rang au classement par continent. Les reculs démocratiques ont d’abord été très marqués aux États-Unis : le pays est tombé au stade de démocratie défaillante en 2016, pour se situer présentement à la vingt-neuvième position mondiale. Le Canada est en treizième position, et l’indice de 8,7 représente son plus faible résultat depuis 2006.
De la démocratie au Canada et au Québec
L’indice du Canada a chuté drastiquement en 2021, passant de 9,24 à 8,87, ce qui a fait dégringoler le pays de la cinquième à la douzième position au classement mondial, puis à la treizième position en 2023. Pourtant, le Canada avait l’habitude de figurer parmi les cinq premiers rangs du classement mondial depuis 2006.
Trois tendances similaires aux courants de fond que l’on observe aux États-Unis sont les principaux facteurs de ce recul :
- la hausse de la polarisation, qui consiste à chercher la division autour des politiques plutôt que la collaboration et le consensus;
- la diminution de la confiance envers le gouvernement actuel et la démocratie en général;
- les reculs de droits pour certaines minorités.
Au Canada, ces tendances se renforcent actuellement sur des enjeux comme l’immigration, les politiques environnementales, les droits des personnes LGBTQI+, les droits sexuels et reproductifs des femmes et la crise des opioïdes.
Les baisses s’observent plus précisément dans trois catégories : fonctionnement du gouvernement, droits civils et politiques et culture démocratique, là où la baisse est la plus marquée (en bleu ci-dessus). Cette dernière courbe est l’illustration statistique la plus claire du déploiement de la crise de confiance envers les institutions au Canada et au Québec.
Les indicateurs de cette catégorie mesurent la proportion de la population qui déclare soutenir la démocratie, l’état de droit et la séparation des pouvoirs vs celle qui est en accord avec une personnalité ou un mouvement antidémocratique ou qui préférerait un gouvernement militaire ou d’experts et de technocrates.
La participation et la mobilisation de la population tirent la démocratie vers le haut
Somme toute, les systèmes électoraux et le pluralisme politique demeurent hautement démocratiques au Québec et au Canada. Nous faisons partie des dix États les mieux classés au monde à cet égard.
La participation politique demeure stable. Cette catégorie comprend les indicateurs mesurant les taux de participation électorale, la représentation des minorités et des femmes dans les institutions politiques, la proportion de la population membre d’un parti ou d’une association de la société civile, celle ayant pris part à une manifestation ainsi que pour laquelle les niveaux d’éducation et d’alphabétisme sont élevés.
Bien que les taux de participation électorale aient connu une tendance à la baisse au Québec et au Canada, les mobilisations et l’engagement au sein de groupes de la société civile, incluant les syndicats, tiennent la démocratie à flot. L’indice démontre que nous sommes parmi les populations les plus participatives et mobilisées au monde, occupant la cinquième position mondiale.
À surveiller!
La priorité est de prévenir les reculs des droits et la hausse des violences à l’encontre de certains groupes ciblés par les discours de l’extrême droite, notamment pour les femmes, surtout sur le plan des droits sexuels et reproductifs, les personnes LGBTQI+ et les personnes migrantes.
Il importe aussi de dénoncer la forte tendance de plusieurs partis et personnalités politiques à jouer de la polarisation à l’américaine, à des fins électoralistes.
Au Québec, il faut également surveiller une très forte tendance à la concentration des pouvoirs, accompagnée d’une diminution de la transparence et de la participation de la population dans la conduite des affaires publiques. Le parti actuellement majoritaire est le moins démocratique de l’Assemblée nationale, il n’est pas enraciné dans une tradition démocratique. C’est un parti géré comme une grande entreprise : les candidates et candidats, ainsi que la plateforme politique, sont nommés par le chef et son entourage.
La culture du milieu des affaires, qui ne carbure pas à la transparence et à la reddition de comptes, s’implante rapidement au sein de l’État québécois : on doit surveiller de près la multiplication des agences, créées à l’extérieur des ministères.
Répression de la parole citoyenne
On observe aussi une forte tendance à utiliser les mécanismes criminels pour réprimer la participation citoyenne aux instances démocratiques, la liberté d’expression et le droit de manifestation. Les cas de représentantes et représentants élus qui menacent de poursuivre des citoyennes et citoyens à la suite de leur mobilisation sur des enjeux d’affaires publiques se multiplient de façon inusitée.
Pourtant, les vrais cas de harcèlement et d’intimidation se multiplient, notamment au niveau municipal, et la documentation du problème montre que la polarisation est en cause. Aussi, les femmes élues, ainsi que les personnes issues des minorités culturelles, sont beaucoup plus exposées au problème. Malheureusement, les mesures proposées ne prennent pas en compte ces dimensions. Elles tendent plutôt vers la répression de la population, comme l’a souligné la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) aux côtés des autres centrales syndicales.
Cette vision risque davantage de jeter de l’huile sur le feu, car la démocratie repose sur l’acceptabilité et le consensus autour des politiques. Moins la population a de prise sur la politique, moins elle est consultée et écoutée, plus les dynamiques de polarisation et de clivages vont aller en s’accentuant.
Crise de confiance envers les institutions : pas une affaire de désintérêt politique
On ne saurait interpréter les données de l’indice mondial de démocratie avec cynisme. En effet, à l’échelle mondiale, toutes les catégories d’indicateurs ont connu des baisses de leur moyenne, à l’exception de la participation politique.
Moyenne mondiale par catégorie d’indicateurs 2008-2023
La recrudescence de l’implication citoyenne et des mobilisations – notamment des mobilisations ouvrières, dont la hausse s’observe dans de nombreux pays – viennent donc contrebalancer le récit dominant du déclin démocratique mondial.
Globalement, les catégories ayant enregistré les plus fortes détériorations à l’échelle mondiale sont les droits et libertés, les processus électoraux et le pluralisme. En clair : le déclin démocratique mondial et la crise de confiance envers les institutions ne sont pas causés par un désengagement de la population, mais par les abus de pouvoir :
« La corruption, le manque de transparence et l’absence de responsabilités ont sapé la confiance envers les gouvernements et les partis politiques. Dans de nombreux pays, de puissants groupes d’intérêt exercent une influence considérable. En retour, les citoyennes et citoyens ont de plus en plus l’impression de ne pas avoir de contrôle sur leur gouvernement ou sur leur vie. Cette tendance est perceptible tant dans les économies développées que dans les économies en développement, car les dysfonctionnements institutionnels, la corruption et la non-représentativité des partis politiques ont entraîné partout une crise de confiance qui sape la foi en la démocratie. »
The Economist, Democracy Index 2023 : Age of conflict, 2024.
Là où le bât blesse : une part de cette mobilisation citoyenne se concrétise dans une hausse de l’adhésion populaire à des discours de nature antidémocratique. Le retour en force de groupes et de partis d’extrême droite en est la manifestation la plus éclatante et celle-ci prend des couleurs variées, selon les régions du monde.
La tactique d’accuser les minorités / l’Autre d’être responsables des problèmes est vieille comme le monde. Or, la première moitié du 20e siècle a prouvé hors de tout doute que diviser pour régner et porter aux nues des hommes forts aux discours antidémocratiques ne fait qu’aggraver les crises, jusqu’au basculement dans la répression et les violences armées sans précédent.
En conclusion : une opportunité inédite
La chute de confiance de la population envers les institutions appelle à revoir en profondeur notre fonctionnement, à commencer par le mode de scrutin. Il y a lieu également de mieux encadrer la politique partisane et le recours à la polarisation par des personnalités et des partis politiques, dans un contexte où la population doit faire face aux répercussions d’un monde non seulement en crise, mais en multicrises (logement, pauvreté et itinérance, climat, agriculture, médias, services publics, etc.).
L’histoire a également démontré que les politiques mûrement réfléchies en étroite collaboration avec l’ensemble des acteurs de la société reçoivent une bien plus grande adhésion de la société, atteignent davantage leurs objectifs et ont des effets beaucoup plus durables. Au Québec, les politiques les plus respectées et considérées comme les plus gros succès de l’Assemblée nationale ont été élaborées sur les bases de la collaboration entre les partis, de l’état des connaissances à jour et une sérieuse prise en compte des préoccupations et des réalités des différents groupes de la population, dont les travailleuses et travailleurs.
Enfin, le rôle des organisations de la société civile, surtout dans leur pluralité et leur diversité, doit être pleinement reconnu. De plus, soutenir financièrement l’éducation à la démocratie est, plus que jamais, crucial pour permettre à la population de réfléchir, de dialoguer et de s’engager dans l’occasion qui nous est offerte d’améliorer notre santé démocratique.